Je suis Aimeric de Selve, vingt-cinq ans, Comte de mon Domaine depuis six ans. Dans quatre mois, ce sera le « Solstice du Loup ».
Gérer cette « malédiction » chaque année est de loin la pire de toutes mes missions… La prospérité de nos récoltes dépend de cette satanée Louve… Pourtant, je doute. Légende ? Vérité ? Qui le sait ? Qui sacrifier cette fois ? Mes pères condamnaient les bagarreurs, les truands, les violents, mais à présent ? Tous ceux qui demeurent au Domaine grandissent, vivent sous cette menace ; ils se comportent au mieux. Alors qui ?
La Bête prend. Toujours. Beaucoup. Avec violence… En cinq cents ans, elle n’a jamais attaqué un seul animal : elle ne s’intéresse qu’aux Hommes et s’enrage à la mesure de leurs mauvaisetés.
Deux mois de prospection discrète. Une liste de noms et de « méfaits ». Je reste incapable de choisir. Ayant lu mon parchemin, le roi Romuald soupire.
– Je vous comprends, cher Comte : aucun de ces Hommes ne mérite une telle punition.
Par la fenêtre ouverte, des cris se font entendre. Romuald, l’œil sombre, laisse choir le document et se masse les tempes. Au milieu des jonquilles, je vois ses trois filles qui jacassent, jeunes, sveltes, insouciantes. J’envie leur petit monde clos, loin des préoccupations, des sacrifices et de la mort. Je peste malgré moi de les entendre harceler les serviteurs. Elles ont tout ! Quand je reporte mon attention sur le roi, ses traits sont durs, son regard résolu. Convaincu de l’avoir offensé, je baisse la tête en signe d’excuse. La voix brisée par une émotion indéfinissable, il m’annonce :
– Restez souper.
Je prends congé, perplexe, et reviens au soir.
Étrange repas !
Romuald, silencieux, irrité, observe ses filles qui paradent ou se chamaillent. À les côtoyer, je me dis qu’il aurait dû les appeler Paresse, Concupiscence et Arrogance. Elles sont… épuisantes ! Tout le contraire de leur mère, morte en les mettant au monde, et de leur père si réfléchi, si élégant.
– ASSEZ !
Ce mot, sorti comme un coup de tonnerre, met fin à leur joute verbale. Le silence qui s’installe m’apaise jusqu’à ce que je croise le regard glacial du roi. Je me redresse, serrant chaque muscle de mon corps : je ne l’ai jamais vu dans une telle colère.
– Vous allez partir d’ici. Aucune de vous n’est digne d’être reine.
Une princesse ose :
– Vous allez nous marier ?
Un rictus sauvage sur les lèvres, il répond :
– Non. À quel homme ferais-je l’affront de vous donner ?
Il se lève, les regarde une à une et quitte la salle m’ordonnant de le suivre. Je les dévisage, gêné, les salue avec raideur avant de rejoindre mon souverain.
Le meilleur des rois… le pire des pères… J’oscille sur ma selle, perdu entre admiration et indignation. Quelle décision ! Je rentre au Domaine de Selve, suivi d’un carrosse. À son bord, trois jeunes femmes qui ont perdu leur titre. Ce qu’il leur reste ? Quelques biens, de l’or… et un destin qu’elles ignorent !
Nous arrivons au terrain qui jouxte l’Orée du Bois. Elles y font construire trois demeures.
L’une veut une grande hutte en paille fermée d’une porte en bois. Quand je la flatte d’être économe, elle rit : « Non ! Je sais où sont mes priorités. Et moi, plus que tout, je veux être servie ! ». Manouka, belle mais paresseuse, n’a amené du palais que de l’or et un miroir… aussi grand que sa vanité !
La deuxième, Liana, fait construire une cabane en bois avec des dizaines de rangements, tiroirs, coffres ou casiers… De sa malle, elle sort et range déjà mille pampilles et se renseigne sur les lieux où elle pourra en acquérir d’autres. Pathétique : elle n’aspire qu’à tout posséder.
Annita, la troisième, veut une maison en pierre. Cette mademoiselle-je-sais-tout houspille le maçon, rabroue le charpentier, jour après jour. Impossible de la trouver belle après l’avoir côtoyée ! Consciente d’avoir beaucoup dépensé, elle achète des graines, un livre de botanique et crée un potager.
Elles sont enfin installées. Je m’éloigne, satisfait de les quitter : ce sont trois furies !
De leurs activités, j’ai quelques échos. Manouka soigne son teint de pêche et l’éclat doré de ses longs cheveux ; Liana court les marchés, discute, chine, négocie et rapporte ses trésors pour les compter et les ranger ; Annita jardine ou lit, prenant tout le monde de haut. Elle nourrit ses deux sœurs qui la paient en livres ou en poèmes. Tous les soirs, elles se concertent sur combien d’or il leur reste et la peur de manquer attise leur discorde.
Régulièrement, le bûcheron vient se plaindre : le bruit quotidien de leurs disputes se répercute des bois jusque dans la vallée. Je le calme :
– Tout sera réglé au Solstice du Loup, vous le savez.
Cette échéance nourrit la patience de leurs voisins, qui gardent leur distance avec les nouvelles venues. Certains enfants croisant les demoiselles miment un loup et des cochons apeurés ; bien sûr, ils se font disputer. Car, sur ordre du roi, jamais la vérité ne doit leur être révélée.
Au soir du solstice d’été, je les trouve ensemble, attablées. Nous bavardons. Elles sont charmantes, me questionnent sur les fleurs à mon bras.
– Ce soir, nous célébrons l’Esprit de l’Été. Pour qu’il protège nos récoltes, nous lui offrons des fleurs. J’ai pris la liberté d’en faire cueillir et tresser en couronne pour vos maisons.
Elles semblent touchées.
Ignorant l’amertume qui tapisse ma bouche, je décore leurs portes. À présent, la Louve sait où frapper !
Tandis que je m’éloigne, meurtri par le mensonge, j’entends monter leurs cris suraigus. Encore une dispute ! Depuis la route, je les vois se séparer sans se regarder. Si elles savaient…
Le cri du loup retentit au loin. Mon destrier se cabre, me désarçonne et s’enfuit. Une douleur violente monte : j’ai la jambe cassée ! Je m’adosse au talus et dégaine mon épée. L’angoisse monte, tandis que la lumière s’abaisse. Je prie Dieu pour qu’il me garde vivant.
Un nouveau hurlement, plus près. La lune ronde éclaire les trois maisons. Je reprends ma supplique pour que Dieu me garde sain d’esprit ! De là où je suis, je verrai tout.
La Louve immense approche, sombre au point d’être sans contour. De sa gueule coulent des filets de bave argentés. Deux crocs blancs comme l’acier fendent l’obscurité. La lune dans ses prunelles brûle d’un feu furieux. Ses grognements de caverne et les « bôm » lourds de ses pas semblent emplir tout l’espace. Et voilà qu’elle hurle sa faim devant la hutte. Le vent accompagne son chant lugubre, si violent que l’abri oscille et s’effondre. La Bête approche du miroir. Il bascule sur elle. Manouka, jusque-là cachée derrière, se rue vers la cabane de Liana.
La Bête, énervée d’avoir manqué sa proie, se jette contre la cabane en grognant. Une fois encore le vent souffle. Les murs craquent et tremblent. Une brèche se crée. La Louve s’y glisse. Silence… BOUM ! La Louve couine. Les deux sœurs s’enfuient en hurlant jusqu’à la maison d’Annita.
Un nuage cache la lune. L’obscurité masque tout. Les bruits de saccage me paralysent. Bris de verre, craquements sourds. L’air porte à mes narines un mélange de bois et de rage, de miel et de sueur, de fleurs et de peur. Ce mélange m’enserre la poitrine, surstimule tous mes sens, jusqu’à mes papilles. Je me blottis au plus près du talus. Mon arme se fait de plus en plus lourde. Je dois la garder dressée.
Le silence se fait.
Bôm, bôm, bôm. L’animal se déplace.
Gratte, gratte. Ses griffes frappent et cherchent une ouverture dans la pierre. Soudain, la Louve hurle sa rage : les murs ne bronchent pas.
Je perçois le son étouffé d’une voix. Annita ! Elle s’enorgueillit d’avoir construit un abri aussi solide. Les deux autres protestent. Je n’y crois pas : elles se bagarrent dans un tel moment !
La lune revient, pleine, glacée. Une silhouette sur le toit. Leur querelle inaltérable. Je ferme les yeux et prie, pour elles et pour moi. Un craquement sourd se fait entendre : la Louve vient de tomber lourdement dans le foyer de la cheminée. Dans la maison, les cris fusent, stridents, déchirants. Une odeur de sang se répand et me donne la nausée. Puis plus rien.
Je scrute les environs. Des spasmes me tordent le ventre. Bôm, bôm, bôm. La Louve est là, à mes côtés. Elle porte l’odeur des sous-bois, mais a le souffle écœurant d’un carnivore repu. De peur, j’en vomis mes tripes. Son regard brille, moqueur ; elle dépose quelque chose et s’en va. Brisé d’émotions, je m’évanouis.
À l’aube, je suis réveillé par cinq de mes hommes. Mes yeux découvrent, posées sur ma jambe, les couronnes de fleurs tressées à peine abîmées. Je n’ai donc rien rêvé.
Les traces du carnage nocturne sont partout présentes. Épaulé par un soldat, je me rends à la maison. Il m’ouvre la porte. La scène est… horrible ! D’Annita, il ne reste que des morceaux éparpillés : elle a été dévorée. Manouka exsangue gît sur le sol, marquée de traces de crocs dans le cou. Quant à Liana, elle est à genoux, pâle, immobile comme une statue antique, figée, mais intacte. Mon cœur manque un battement. Je m’affale près d’elle, effleure sa joue blanche, lisse et… chaude ! Ma main saisit sa gorge et palpe… un pouls. Vivante !
Ce contact la sort de sa transe. Elle tourne les yeux vers moi.
– J’ai tout perdu.
Des larmes baignent ses cils.
Elle ramasse la barrette à chignon de sa sœur disparue, en caresse chaque détail.
– Pour lire, elle s’attachait toujours les cheveux si serrés…
Elle se penche sur Manouka, lui ferme les yeux puis couvre son visage d’un mouchoir.
– Personne ne doit la voir ainsi. Elle n’aurait pas aimé.
Je ne sais plus que penser : sa respiration est calme, son ton assuré et ses larmes ne coulent pas ! Elle ajoute :
– J’aimerais les enterrer entre le bois et le potager.
J’acquiesce et ordonne de creuser les tombes, tandis qu’elle s’affaire dans la maison. Avec les effets d’Annita, elle reconstitue l’équivalent d’un corps dans un grand drap. Ensuite, elle nettoie le corps de Manouka, l’habille d’une robe propre et la cache dans un autre linge blanc. Mes hommes les déplacent respectueusement. Elle recouvre les deux dépouilles de fleurs, de graines par dizaines, puis de terre lentement, refusant l’aide de quiconque.
Six semaines plus tard, ma jambe guérie, les cauchemars persistants, je retourne au terrain de l’Orée, espérant tourner la page.
Des senteurs de fleurs m’accueillent au portail : le terrain en est parsemé ; une parcelle particulièrement dense jouxte le potager. Tout est net. Plus de paille : elle a dû être revendue. Le bois de la cabane ? Empilé dans un bûcher. Liana ? Elle est là, gracile ; elle pose un livre, s’approche et m’invite à entrer. Entre deux rosiers, un panneau de bois gravé : « Ci-gisent mes trésors ». Sentant mon émoi, elle me sourit timidement. Sa beauté me saisit ; son empathie me réchauffe le cœur. Liana !
Sur ma demande, le roi fait le trajet jusqu’à la demeure de sa fille. Ils s’entretiennent. Elle est polie, distante. Il vante les qualités que les gens lui prêtent ; elle lui répond qu’elle a appris une dure leçon, aisée à appliquer. Elle a changé. Le roi acquiesce, se lève et lui dit :
– Rentrons au palais.
Elle s’assombrit instantanément :
– Non. Ma terre est ici. Ici, je suis née ; ici, je mourrai un jour.
Le roi est estomaqué : nul ne lui dit jamais « Non ». Furieux, il tourne les talons et part sans un mot.
Moi, j’ai compris : elle parle d’une renaissance. Je plonge mon regard dans le sien. Je veux chasser l’ombre de ses iris.
– Je suis touché par votre attachement à cette terre qui est aussi la mienne. Je… reste votre protecteur dévoué.
Elle sourit, propose sa main que j’embrasse délicatement.
Depuis, régulièrement, je lui rends visite. Elle m’étonne : elle achète le pain le plus savoureux, les meilleures pommes, le chocolat le plus gourmand… Mais au-delà des mets et des choses, elle plaisante avec chaque vendeur, salue chaque artisan, tissant des liens qui suturent la plaie du Solstice au fil de ses échanges quotidiens.
Une nuit, la Louve lui a pris ses sœurs, attisant son goût de vivre, l’incitant à aimer les choses et les êtres. Depuis, chaque jour, elle brille à mes yeux par sa force et sa beauté, par l’équilibre qu’elle a su trouver, intelligent, raffiné. Et sa lumière chasse mes ténèbres. C’est vraiment une princesse… Ma princesse…
Liana devint Comtesse de Selve au printemps suivant et donna la vie à cinq enfants en bonne santé, deux demoiselles et trois gaillards bagarreurs. Pour les calmer, elle leur racontait l’histoire de trois petits cochons, frères et grognons, qu’un jour un loup voulut manger ; les cochons unis parvinrent à le chasser, oubliant à jamais de se disputer.
Ce conte, tout le monde aujourd’hui le connaît. Mais plus personne ne sait la véritable histoire qui l’a inspiré.
Lorainne Scibel